Traduction de Personal Knowledge publishing and its uses in research

Note : Voici donc, enfin, la traduction du texte de Sébastien Paquet, rédacteur de Seb's Open Research, document intitulé Personal knowledge publishing and its uses in research. J'ai choisi de traduire ce texte tant pour sa pertinence que pour le simple plaisir de travailler à l'ouvrage d'un érudit vulgarisateur; un écrit dont la structure et la concision d'origine n'ont d'égale que la fluidité du texte. Si vous désirez reproduire ce texte en sa version originale, vous devez vous adresser à l'auteur, si vous désirez en reproduire la traduction, vous devez également vous adresser à l'auteur (tout d'abord) et ensuite, à la traductrice. Nous sommes tous deux très ouverts au partage des connaissances. Si votre but est noble, la démarche sera saine et productive. Pour tous.

Avertissement :  Des hyperliens vers des sites francophones seront ajoutés ultérieurement pour étoffer la version française. Si vous avez des suggestions, n'hésitez pas. La traduction n'a pas été soumise à l'oeil aguerri d'un réviseur. Aussi, comme la révision de son propre texte est une entreprise fort ardue, la « grande rousse » vous prie de la prévenir de toute coquille ou erreur repérée. Bonne lecture et encore merci à Sébastien pour m'avoir donné la chance de traduire un texte aussi bien bâti et avoir accepté d'en faire ainsi profiter la communauté francophone.

La cognitique personnelle en ligne et son utilisation en recherche

 Version française 1.0

1er octobre 2002

 

Sébastien Paquet

Université de Montréal

Traduction (en cours) par Dolores Tam

 

 

Le présent document contient mon analyse d’une forme naissante de partage des connaissances que j’appelle la cognitique personnelle en ligne. Cette forme d’édition électronique tient ses origines d’une pratique appelée, en anglais, « weblogging » (« rédiger son Carnet Web » ou « bloguer »), qui, au cours des trois dernières années, s’est répandue telle une traînée de poudre en Cybérie, vaste contrée de la Toile mondiale. Il s’agit d’une nouvelle forme de communication qui avive, chez plusieurs, l’espoir d’un changement dans la façon de travailler et de collaborer des individus, particulièrement dans les secteurs où connaissances et innovation jouent des rôles primordiaux.

 

Si vous êtes chercheur ou artisan du savoir, si vous ne vous êtes pas familiarisé avec les carnets Web et la cognitique (rassemblement et diffusion des connaissances) personnelle , la lecture du présent document devrait vous aider à saisir l’essence de cette pratique et à mieux saisir les bienfaits que vous pourriez récolter et générer en vous investissant dans cet outil de publication. Bien que je mette davantage l’accent sur le travail de recherche, la plupart des idées décrites ici s’appliquent aussi bien aux autres formes de création de savoirs où le partage de connaissances tient un rôle signifiant.

 

Dans la première section, je décris les « Weblogs » et j’explique leur impact sur les formes de communication qui ont pignon sur Web. La deuxième section se concentre sur les apports personnels à la cognitique et décrit, parallèlement, les nouvelles formes de communication qu’elle engendre. J’explique surtout comment ces modes de diffusion peuvent faciliter l’émergence de nouvelles communautés du savoir. Je mets aussi en perspective les limites actuelles de l’outil. Les points les plus importants sont rassemblés dans ma conclusion.

 

Les « Weblogs »

 

  1. Définir le terme
  2. Bref historique
  3. Comment les cybercarnets favorisent la qualité
  4. L’utilisation des carnets Web
  5. L’évolution technologique des cybercarnets
  6. Suggestions de lecture

  

1.      Définir le terme

 

Les « Weblogs » peuvent être perçus comme une évolution des pages Web personnelles ou « Sites perso ». Le terme anglophone « Weblog » créé par Jorn Barger en 1997, réfère à un site Web qui est un « log of the Web » (littéralement, « journal de bord sur le Web »). Les diminutifs blog et blogger sont aussi fréquemment utilisés ; en fait, l’usage du mot « blog » est devenu si répandu que le terme a récemment été proposé pour être intégré au contenu de l’Oxford English Dictionary et son équivalent francophone a été inscrit au Grand dictionnaire terminologique de l’Office de la langue française.

 

Avant que je ne plonge dans une définition exhaustive, vous voudrez peut-être jeter un œil aux illustrations 1 et 2 proposées à titre d’exemples.

 

Plusieurs définitions du mot « weblog » ont été formulées. À cause de l’évolution fulgurante du genre, le consensus s’ébauche difficilement sur la nature et les caractéristiques réelles du « weblog ». Cependant, de l’avis commun, certaines de ces caractéristiques se rejoignent et émergent, suffisamment pour dresser une esquisse du genre. J’utiliserai ci-après les expressions carnet Web ou cybercarnet (weblog) pour désigner un site Web qui affiche les propriétés suivantes :

 

1.1  La responsabilité éditoriale de l’auteur

 

Le contenu du site est sous l’entière responsabilité d’une seule personne (même si les visiteurs peuvent y contribuer dans la section réservée aux commentaires, le cas échéant) et reflète, jusqu’à un certain point, la personnalité de l’auteur. Alors que le contenu des pages Web peut être confié à un tiers, vous ne pouvez vous en remettre à quelqu’un d’autre pour rédiger votre cybercarnet, tout simplement parce qu’il cesserait ainsi d’être « votre » carnet.

 

1.2  Une structure hypertextuelle

 

Règle générale, le propre de ce genre de site consiste à publier de courtes chroniques, ou billets, brodées autour d’hyperliens conduisant l’internaute vers d’autres sites.  L’hypertexte peut renvoyer à des articles de sites de nouvelles, tels CNN.com et le New York Times Online, ou encore vers des billets publiés sur d’autres carnets Web. Le choix des liens est à l’entière discrétion du rédacteur, qui peut privilégier n’importe quelle destination du cyberespace. Il n’existe aucune convention régissant la longueur d’un texte type en regard des cybercarnets. Certains textes se limitent à l’hyperlien vers un contenu situé ailleurs, mais dans la plupart des cas, le lien est étoffé d’informations complémentaires ou d’un commentaire personnel sur le sujet au coeur de la discussion. L’omniprésence des hyperliens est ce qui différencie le carnetier (NdT : auteur d’un carnet Web) du diariste en ligne, ce dernier publiant principalement un recensement d’anecdotes autobiographiques et de réflexions personnelles, et qui ne suscitera souvent d’intérêt que dans les limites du cercle d’amis de l’auteur.

 

1.3  Mises à jour fréquentes et ordre chronologique inversé

 

Un carnet Web est constamment et régulièrement mis à jour, un peu à l’instar des grands quotidiens ou des journaux hebdomadaires imprimés. Les derniers billets publiés (donc le contenu le plus récent) sont en tête de la page principale du carnet Web et sont suivis par ceux qui les ont précédés, par ordre chronologique inversé. La mise à jour régulière du contenu incite les lecteurs à visiter le site à intervalles constants. Une relation s’établit donc entre l’auteur et son lectorat, et elle se renforce à chaque visite, tout comme cela se produit avec d’autres types de publications régulières. Il s’agit probablement là de la distinction la plus fondamentale du cybercarnet si on le compare aux pages Web personnelles ou « sites perso », ces dernières ne faisant l’objet, la plupart du temps, que d’une seule et unique visite par internaute.

 

1.4  Accès gratuit et public au contenu

 

Le contenu du site est accessible gratuitement sur la Toile, sans restriction aucune, sans obligation de paiement ou d’abonnement. (Cette accessibilité est souvent tenue pour acquise sur le Web, mais elle distingue les carnets Web des formes plus commerciales de publication, qui rendent le partage de l’information plus ardu.)

 

 1.5  L’archivage

 

Au moment où les textes les moins récents disparaissent de la page d’accueil, ils sont archivés et leur présence est maintenue dans un autre volet du site. La plupart du temps, chacun des textes est ancré dans le cyberespace par l’attribution d’un permalien, qui rend possible l’hyper-référence aux billets antérieurs.

 

La mise en place d’un site Web en suivant les critères précédemment énoncés représente l’ensemble des conditions préalables pour entrer de plain-pied dans la communauté des carnetiers.

 

 

2.     La petite histoire des carnets Web

 

Dans la présente section, j’esquisserai brièvement le cheminement des carnets Web, de leur naissance à leur dissémination sur la Toile mondiale. Des textes plus complets ont déjà été rédigés ; je vous invite à consulter cette liste en guise de référence.

 

La naissance du cybercarnet

 

Le premier carnet à poindre sur le Web fut celui de Tim Berners-Lee, intitulé « What’s New? », que l’on retrouve à l’URL http://info.cern.ch/ et qui pointait vers les nouveaux sites Web au moment de leurs naissances respectives. Le deuxième à voir le jour fut celui de Marc Andreessen, également intitulé « What’s New? », et publié par le National Center for Supercomputing Applications (archivé ici), dont la vocation était tout à fait semblable à celle du premier, et qui fut publié jusqu’à la mi-année, en 1996.

 

En 1996 et en 1997, en pleine explosion du Web, on vit se multiplier les carnets Web. Parmi les premiers figuraient le Scripting News de Dave Winer, le Robot Wisdom de John Barger, et le CamWorld de Cameron Barrett. Bien qu’il soit devenu un site multi-auteurs, le Slashdot de Rob Malda mérite mention pour avoir été (et continuer d’être) d’une popularité phénoménale.

 

Le contenu des premiers cybercarnets tenait davantage du concentré hétéroclite d’hyperliens, parsemé de commentaires et bâti selon les humeurs respectives des rédacteurs. Avec le temps, ces carnets se sont constitué des lectorats imposants en raison de leur saveur personnelle et parce qu’ils offraient une sélection unique de contenu frais qui plaisait à un segment de la population cybérienne. La nature personnelle des premiers carnets est fort bien saisie dans le billet de Rob Malda : « Slashdot doit sa popularité au fait que j’étais mon propre lectorat cible. Je n’essayais pas de bâtir un site pour quelqu’un d’autre, je créais le site que j’avais envie de lire. » 

Illustration 1 : Cameron Barrett's CamWorld, 1998.

 

 

Illustration 2 : Dave Winer's Scripting News, 2002.

 

 

 

Les débuts du « weblog-boom »

 

La majorité des premiers carnets étaient faits maison par des concepteurs Web et des développeurs de logiciels qui étaient les plus au fait des possibilités technologiques. Au cours des premières années, on ne pouvait recenser qu’une poignée d’entre eux. Cependant, en 1999, plusieurs services d’édition de carnets Web gratuits ou à petit prix, dont Pitas, Livejournal, Blogger, de Pyra Labs et EditThisPage.com de Userland, firent leur apparition. Comme ces services exigeaient peu de connaissances techniques de la part de l’utilisateur, leur emploi devint du coup beaucoup plus accessible. C’est à ce moment qu’on put assister à une croissance spectaculaire du nombre de carnets Web.

 

En 2000, à la mi-année, on recensait environ mille carnets Web. Au milieu de 2002, les estimations portaient le nombre de cybercarnets à environ un demi-million, le service de Blogger rapportant à lui seul plus de 350 000 utilisateurs inscrits et la création d’un nouveau carnet toutes les 40 secondes, soit plus de 60 000 par mois (Steven Levy, Living in the Blog-osphere, août 2002). Il faut cependant noter, comme le fait remarquer Rebecca Blood, que plusieurs de ces nouveaux carnets tendent davantage vers le propos diariste et, ce faisant, ne correspondent pas à notre définition des carnets Web.

 

L’un des phénomènes les plus marquants reliés à l’expansion de la communauté des carnetiers est l’utilisation du média à des fins de discussion. Plusieurs rédacteurs se sont mis à utiliser leurs carnets pour répondre à des textes de leurs pairs, en utilisant des hyperliens pour permettre au lecteur de suivre les fils de discussion. Un nombre arbitraire de participants pouvait se joindre à la discussion en cours, pourvu qu’ils publient eux-mêmes un carnet Web.

                            

En surface, le tout peut ressembler à un moyen de communication en ligne comme un autre, s’ajoutant à la liste déjà longue des systèmes de listes de discussion ou des forums. Il existe cependant une différence majeure dans le cas du carnet Web. Puisque la contribution de l’auteur en réplique au texte d’un autre est publiée sur son propre site, il existe un risque que sa réaction passe inaperçue. Cet impondérable a une incidence certaine sur la qualité de contenu que l’on peut retrouver sur les carnets Web, comme je l’expliquerai bientôt.

 

La récente explosion des cybercarnets a aussi donné naissance à un autre phénomène. Alors que les carnetiers augmentèrent sensiblement leur lecture des textes des autres rédacteurs, on assista à l’émergence et à la propagation du « blogrolling » (affichage du défileur). Le glossaire du Microcontent News définit ainsi le terme : « Section d’un carnet Web constituée de la liste des sites lus régulièrement par l’auteur. La liste est généralement située en marge de la page d’accueil d’un carnetier ou sur une page différente à laquelle on peut accéder de la page d’accueil par hypertexte. » L’aspect particulier de ces défileurs a ceci de singulier qu’il affiche et concrétise les relations sociales établies entre les carnetiers.

 

Plus récemment

 

Au cours des dernières années, le phénomène des carnets Web a continué de s’accroître et la population des carnetiers s’est énormément diversifiée. Un nombre grandissant de professionnels a commencé à rédiger des cybercarnets. Ces carnetiers se sont mis à utiliser le média comme « outil de travail, outil de repérage des développements dans leurs secteurs, et outil de diffusion de leurs idées » (Mortensen et Walker, 2002). Si l’on excepte les développeurs de logiciels et les concepteurs Web, les professions les mieux représentées au sein de la communauté des carnetiers (en anglais : « blogosphere ») sont les architectes de l’information, les journalistes (depuis l’automne 2002, l’Université californienne de Berkeley offre un cours de journalisme portant sur la rédaction de carnets Web), les libraires, les avocats et les spécialistes des milieux de l’éducation. Les spécialistes de la gestion informatisée des connaissances, les consultants en technologie de l’information et les chercheurs comptent aussi au nombre de ceux qui utilisent de plus en plus le média afin d’amorcer la discussion sur la résolution de problèmes liés à la nature de leurs travaux.

 

Les carnets Web ont même fait une incursion en politique. À preuve, Tara Sue Grubb, une politicienne inscrite à la course au Congrès américain, a mis en ligne son propre carnet Web en août 2002. La candidate Grubb a utilisé son carnet pour répondre aux questions d’individus désirant connaître ses idées sur des sujets qu’ils considéraient comme importants. Elle y publiait aussi périodiquement de courts commentaires, des comptes-rendus ou des questions adressées aux lecteurs. D’une certaine façon, son carnet est devenu un espace virtuel abritant une conférence de presse permanente où tous étaient invités.

 

 

3.     Comment le carnet Web stimule la qualité

 

À ce point-ci de votre lecture, vous devez vous demander « S’il n’y a aucun mécanisme de critique et si n’importe qui peut écrire n’importe quoi dans son carnet Web, comment est-il possible de trouver un contenu de qualité dans les cybercarnets ? » La réponse réside notamment dans le fait que le contenu de qualité se démarque grâce au tissu d’hyperliens généré par la communauté des rédacteurs. Bien qu’aucun processus de révision ne précède l’étape de la publication, il en existe bel et bien un, qui suit de près la mise en ligne.

 

Au fil de leurs lectures, les carnetiers sélectionnent avec soin l’objet de leurs hyperliens et choisissent inévitablement les plus intéressants. Les textes qui ont été le plus souvent référencés obtiennent bien sûr plus de visibilité. Mais le phénomène est amplifié par les moteurs de recherche tels que Google, qui classe les pages Web selon le nombre de pages qui pointent vers elles. En conséquence, lorsque l’internaute lance une recherche sur un terme, les pages qui se classent au premier rang sont celles qui sont considérées comme étant les mieux documentées et les plus pertinentes par la grande communauté des rédacteurs. La relation entre Google et la visibilité fait l’objet d’un commentaire plus fouillé dans How I Learned to Stop Worrying and Love the Panopticon (« Comment j’ai appris à cesser de m’inquiéter et à aimer le principe du Panopticon »), signé Cory Doctorow et  Google Loves Blogs (« Google aime les carnets Web »), signé John Hiler.

 

Il est à noter que cette dynamique reflète celle de la littérature universitaire : les articles qui sont le plus souvent cités ont une plus grande visibilité et sont davantage lus. Le phénomène s’avère utile en deux volets : premièrement, il encourage les auteurs à produire des textes de qualité, et deuxièmement, il donne à de tels textes la visibilité nécessaire, augmentant ainsi les probabilités que l’on soit dirigé vers eux en effectuant une recherche. De toute évidence, dans les deux cas, il est implicite que l’on doit avoir confiance en la communauté pour accepter que la reconnaissance de la qualité soit tributaire du nombre de citations. Il est également à noter, pour ce qui est du rendement des références sur la visibilité, qu’ils véhiculent jusqu’à un certain point le pouvoir de structurer les connaissances, une relation qui est étudiée plus avant et d’un point de vue critique humaniste dans le document de Walker intitulé Links and Power : The Political Economy of Linking on the Web (« Hyperliens et pouvoir : l’économie politique des chaînons du Web »).

 

Le principe de propriété individuelle est un autre facteur nourricier des points d’émergence de la qualité. Bien que les carnetiers participent à une communauté, le contenu d’un carnet n’est pas un espace communautaire ; il relève de la seule et entière responsabilité de son rédacteur. Cela étant dit, la plupart des gens écrivent pour être lus et toucher l’esprit des lecteurs. Comme pour toute publication, la meilleure façon de construire et de conserver un lectorat est de produire un contenu d’une qualité supérieure et constante. Puisque chaque individu prend des décisions personnelles en regard de ses choix de lecture, les carnets de qualité sont lus régulièrement par plus de gens, sont donc cités plus souvent, et figurent au sein d’un plus grand nombre de défileurs (blogrollers ou blogrolling lists).

 

La notion de propriété personnelle est la caractéristique qui distingue les carnets Web des forums électroniques, notamment les listes de discussion, où n’importe qui peut écrire n’importe quoi et aboutir dans la boîte courriel de tous les participants (sauf si un modérateur est en poste, mais ce genre de gestion centralisée ne fonctionne qu’avec des groupes restreints). En revanche, même si un rédacteur de carnet Web peut écrire ce que bon lui semble, il doit, avec le temps, se bâtir une réputation s’il veut être lu. Selon David Walker, « Les utilisateurs de carnets Web ne votent pas à l’intérieur du site, ils votent en sélectionnant le site en tant que ressource-guide digne de confiance. Concrètement, ils disent à l’auteur du site : « vous faites les choix que j’aurais faits, si j’en avais eu le temps. » » Mais encore, comme les carnets Web conservent tous les écrits d’un individu au fil des mois ou dans années en un espace précis, les gens sont davantage portés à se soucier de ce qu’ils y versent.

 

Pour résumer les deux points précédents, le contenu de qualité se retrouve dans les carnets Web en dépit de l’absence d’un contrôle centralisé, mais grâce à un processus continu et  multiple d’étapes de révision post-publication, et parce que les apports méritoires peuvent être publiés, lus, et cités sans risque d’être accolés aux écrits de qualité inférieure.

 

 

4.     L’utilisation des carnets

 

Dans cette section, j’explorerai comment les carnets peuvent jouer toute une palette de rôles pour leurs utilisateurs.

 

Le choix du contenu

 

Une masse incroyable de contenu neuf est publiée au quotidien, tant en version imprimée que virtuelle, trônant au sommet d’une montagne de documentation déjà énorme. Comme il est humainement impossible de lire ne serait-ce qu’une petite fraction de cette mer de savoir, les gens ont besoin d’intermédiaires de filtrage de l’information afin de localiser le matériel qui s’avérera le plus pertinent en fonction de leurs besoins.

 

Les publications spécialisées, qui ciblent un champ d’intérêt particulier, comblent déjà cette soif d’information plus pointue. Le carnet Web construit son lectorat sensiblement de la même manière. En lisant un cybercarnet dont l’auteur sert les mêmes intérêts que les vôtres, vous avez accès à du matériel pertinent sans avoir à éplucher les sources de cet auteur. En combinant le contenu de quelques carnets choisis, vous obtenez une publication sur mesure qui vous offre plus de « pertinence au niveau individuel par unité de volume » que n’importe quelle autre source d’actualités qui s’adresse à un public plus large.

 

Puisque les carnets passent en revue le matériel d’ailleurs, cela leur permet d’offrir une plus-value informative. Les documents sources les plus en vue sont ainsi traités par plusieurs carnetiers différents, qui donnent leurs points de vue respectifs sur l’information ainsi véhiculée. Le lecteur peut ainsi mieux jauger la portée d’une ressource avant même d’y jeter un œil. (Ce procédé est appelé la validation ou triangulation.)

 

Il est important de noter que ce filtrage est un traitement qui suit la publication, ce qui fait contraste avec le milieu de l’édition conventionnel, où une partie du contenu est éliminé à la source et ne sera jamais connu que des éditeurs. Ainsi, ce traitement peut générer l’éclipse, mais pas la censure.

 

La gestion des connaissances personnelles

 

Un cybercarnet dont vous êtes l’auteur tient aussi lieu de relevé chronologique de vos idées, de vos références et d’autres notes qui pourraient autrement se perdre ou gésir en plein capharnaüm. Lorsque le besoin s’en fait sentir, vous pouvez soit fouiller votre contenu en utilisant un moteur de recherche ou en le revisitant par ordre chronologique. Les hyperliens inscrits par l’auteur dans ses différents billets l’aideront à retracer le fil de ses idées. Le sujet est traité en profondeur dans « My Blog, My Outboard Brain » (Mon carnet, mon cerveau ambulant), signé Cory Doctorow, ainsi que dans la prochaine section de la cognitique personnelle en ligne.

 

La conversation

Comme je l’ai précédemment mentionné, les cybercarnets ont évolué et sont devenus des véhicules de discussion publique, mettant ainsi en exergue la nature interactive du Web. Un usage s’est développé, faisant en sorte que l’on inscrit ses sources en hypertexte, à l’instar de la pratique universitaire qui veut que l’on cite les travaux pertinents de ses pairs. Au bout du compte, des tiers peuvent aisément remonter le fil des conversations et s’y engager.

 

Le réseautage social

La rédaction d’un carnet permet de se tisser un réseau social. Au fil du temps, les carnetiers sont de mieux en mieux connus par leurs lecteurs assidus. Ces liens étroits peuvent déboucher sur des possibilités fort intéressantes, qui n’auraient pu autrement voir le jour. Par exemple, il n’est pas rare de voir certains carnetiers demander, et recevoir, l’aide de leurs lecteurs.

 

Le réseau des carnetiers se révèle de façon plus évidente par la présence de deux schèmes. Premièrement, l’omniprésence de l’hypertexte reliant les conversations, qui concrétise l’existence du lien social ainsi créé. Deuxièmement, les défileurs, qui vont encore plus loin en consacrant l’intérêt d’un carnetier pour les écrits d’un autre, au moment où il l’ajoute à sa liste de lectures régulières.

 

Carnetiers et lecteurs, en colligeant et en examinant les données de références qui indiquent les sites qui ont mené au leur ou à leurs favoris (par le biais de la liste référentielle, en anglais « referer list »), parviennent à remonter le courant vers un filon de penseurs de même catégorie, qui entretiennent des intérêts similaires aux leurs. Ils peuvent ainsi se brancher sur « ceux qui les ont trouvés ». Sam Ruby en fait la démonstration dans Manufactured Serendipity (La sérendipité fabriquée).

 

L’acheminement de l’information

 

En position de survol, on peut constater que le système global des cybercarnets a comme heureuse conséquence de favoriser la libre circulation de l’information d’une communauté à l’autre. Le lecteur et le rédacteur d’un carnet appartiennent souvent à des communautés et à des organisations différentes. Rien n’empêche un architecte européen de lire et de citer le carnet d’un jardinier américain. Les idées, l’information et l’inspiration qui habitent la croisée des chemins de l’architecture et du jardinage peuvent ainsi être accueillies dans la communauté des architectes, qui bénéficie ainsi d’une relation qui aurait pu être fort difficile à établir et à maintenir sans le système des cybercarnets.

 

 

5.     L’évolution technologique des carnets Web

 

Le cybercarnet évolue vite

 

Les technologies et la pratique sous-jacentes aux carnets Web, ainsi que les ressources qui les complètent, évoluent très rapidement, à l’échelle du mois, sinon de la semaine. Cela peut être imputé à plusieurs facteurs :

 

·         La communauté des carnetiers est décentralisée. En d’autres termes, son fonctionnement ne dépend pas que d’un seul logiciel ou d’une seule spécification sous le contrôle d’une organisation unique. Les individus sont libres d’expérimenter à même leur propre carnet, en modifiant son apparence, en ajoutant des fonctionnalités, etc., sans devoir obtenir l’autorisation d’un organisme officiel et sans menacer l’ensemble du système. La souplesse de ce « couplage » se traduit en la possibilité de tester plusieurs fonctionnalités innovatrices en simultanée et en parallèle, sans rendre précaire l’ensemble du système.

·         Une population grande et diversifiée d’utilisateurs est prête à expérimenter différents outils sur le média, à les commenter et à apprendre mutuellement de leurs expériences respectives. Puisque les carnets forment un réseau de communication, la nouvelle d’une innovation digne d’intérêt circule très aisément.

·         Plusieurs carnetiers sont également développeurs de logiciels Web. Détenteurs d’informations de première main, ces carnetiers sont mieux à même de détecter les fonctionnalités qui bonifieront l’utilisation du média. Leurs connaissances en tant que tisserands de la Toile les rendent aptes à créer leurs propres outils.

·         Règle générale, la communauté des carnetiers est animée d’une philosophie de partage. Plusieurs outils sont gratuitement offerts par leurs créateurs. Les bons outils peuvent ainsi être rapidement adoptés par la communauté, qui les enrichira souvent à son tour.

 

Des exemples d’innovations carnetières

 

Je résume ici, en deux paragraphes, deux innovations qui ont été déployées avec succès dans la communauté carnetière. Même s’il y aurait davantage à en dire, je n’explorerai pas plus avant les aspects technologiques des cybercarnets. Une des meilleures ressources à consulter pour suivre cette évolution est le Jon Udell’s Radio Weblog. Au passage, j’aimerais faire remarquer que malgré l’immense intérêt suscité par les carnets Web, généralement parlant, le monde académique n’a pas encore contribué aux innovations technologiques en la matière (Cameron Marlow étant l'exception notoire).

 

La syndication et l’agrégation du contenu

 

Le principe de la syndication dans le contexte des cybercarnets consiste en la disponibilité de contenu Web sous un format standard appelé RSS (Rich Site Summary – fil de nouvelles enrichi). La disponibilité des fils RSS jumelée à l’utilisation de logiciels syndicataires (« personal news aggregators », aussi appelés agrégateurs) rend possible la sélection de sources d’intérêt et l’abonnement à celles-ci. Par la suite, votre agrégateur extrait le contenu des sources de nouvelles sélectionnées et affiche les nouvelles une à la suite de l’autre sur votre écran, ce qui vous permet d’avoir une vue d’ensemble sur un même écran, sans devoir naviguer sur les sites cibles. Il est possible de s’abonner et de se désabonner de toute source choisie à tout moment. De nos jours, la plupart des carneticiels (logiciels d’édition pour carnets Web) offrent la possibilité de publier un fil RSS. Cette fonctionnalité trouve preneur parmi grand nombre de carnetiers, qui utilisent les agrégateurs afin d’optimiser l’utilisation de leur temps.

 

Des outils qui tissent un réseau social

 

Ensemble, les millions d’hyperliens issus des carnets Web forment une Toile gigantesque et tangible d’affinités, qui constitue un nouveau territoire fertile en données pour l’ébauche d’études en matière de réseau social, à l’image de l’ouvrage de Flake et al. Self-Organization And Identification Of Web Communities. Plusieurs individus ont créé des systèmes qui colligent les hyperliens des carnetiers, tant en aval qu’en amont et qui, dans certains cas, forgent des micro-environnements rassemblant une liste des cybercarnets ayant un rapport de contenu. Ces informations sont utilisées par les autres carnetiers afin de dénicher les auteurs qui partagent leurs intérêts et qui pourraient avoir échappé à leur attention.

 

 

6.         Lectures

 

Je n’ai ici présenté qu’un survol sommaire des carnets Web. Le phénomène est si important et diversifié que nul n’en saurait réclamer la déclinaison exhaustive des genres. Il est donc sage de consulter plusieurs points de vue. J’ai déjà pointé vers plusieurs de ces vues d’ensemble au sein de cet écrit. Parmi les sources qui affichent un intérêt certain pour les cybercarnets, citons notamment Radio Free Blogistan, Blogroots et compendiumblog. Le Weblog Kitchen, pour sa part, est un site multi-auteurs consacré à la recherche sur les carnets Web et les autres systèmes basés sur l’hypertexte. Je dois aussi mentionner que plusieurs livres ont été publiés sur les cybercarnets. Une liste de ces ouvrages est offerte dans une section du répertoire des ressources de blogroots. En dernier lieu, gardez en tête que tout ce que vous pourrez lire sur les carnets ne vous en révélera jamais toutes les facettes. La meilleure façon de vraiment comprendre le phénomène demeure encore d’y participer.

 

(suite...)