Traduction de Personal Knowledge publishing and its uses in research (suite)
Note : Voici donc, enfin, la traduction du texte de Sébastien Paquet, rédacteur de Seb's Open Research, document intitulé Personal knowledge publishing and its uses in research. J'ai choisi de traduire ce texte tant pour sa pertinence que pour le simple plaisir de travailler à l'ouvrage d'un érudit vulgarisateur; un écrit dont la structure et la concision d'origine n'ont d'égale que la fluidité du texte. Si vous désirez reproduire ce texte en sa version originale, vous devez vous adresser à l'auteur, si vous désirez en reproduire la traduction, vous devez également vous adresser à l'auteur (tout d'abord) et ensuite, à la traductrice. Nous sommes tous deux très ouverts au partage des connaissances. Si votre but est noble, la démarche sera saine et productive. Pour tous.Avertissement : Des hyperliens vers des sites francophones seront ajoutés ultérieurement pour étoffer la version française. Si vous avez des suggestions, n'hésitez pas. La traduction n'a pas été soumise à l'oeil aguerri d'un réviseur. Aussi, comme la révision de son propre texte est une entreprise fort ardue, la « grande rousse » vous prie de la prévenir de toute coquille ou erreur repérée. Bonne lecture et encore merci à Sébastien pour m'avoir donné la chance de traduire un texte aussi bien bâti et avoir accepté d'en faire ainsi profiter la communauté francophone.
IMPORTANT : Si vous n'avez pas déjà lu la première partie de ce texte, je vous suggère de commencer votre lecture par ici.
La cognitique personnelle en ligne
- Définir le terme
- Exemples de cognitique personnelle en ligne
- Comparaison de la cognitique personnelle en ligne et d’autres formes de partage des connaissances
- Utilisations de la cognitique personnelle en ligne en recherche
- Les limites de la cognitique personnelle en ligne
- Lectures
1. Définir le terme
« Comme la plupart d’entre nous, Edsger a toujours cru qu’il était du devoir du scientifique d’entretenir une correspondance soutenue avec ses pairs. Il mit cette conviction en pratique à un point que peu d’entre nous ont franchi. Pendant plus de quatre décennies, il posta à des douzaines de destinataires du monde industriel et du milieu universitaire, des copies de ses notes techniques successivement numérotées, ses comptes-rendus de voyage, observations éclairées, et commentaires révélateurs, documents connus en leur ensemble sous le nom de « EWDs ». Grâce à l’omniprésence des photocopieurs et au grand intérêt suscité par les écrits d’Edsger, c’est par milliers d’exemplaires que certains EWDs ont circulé. »
In Pursuit of Simplicity : The Manuscripts of Edsger W. Dijkstra
(NdT : traduction non autorisée)
Le regretté Edsger Dijkstra, mathématicien et informaticien, était un précurseur de la cognitique personnelle en ligne, qui est tout simplement une tâche exécutée par un travailleur du savoir ou un chercheur, où il formule publiquement, au sein d’un carnet Web, ses observations, idées, points de vue, questionnements, et ses réactions aux écrits d’autres auteurs. Visiblement, la technologie actuelle rend le processus beaucoup plus rapide, facile et bon marché que la méthode de Dijkstra.
Contrairement à la majorité des cybercarnets, les manifestations de la cognitique personnelle en ligne centrent, pour la plupart, sur un champ d’intérêt particulier, bien que les auteurs se permettent à l’occasion des détours vers des sujets d’un autre ordre, qui ont capté leur attention.
Je tiens à faire une distinction entre la cognitique personnelle en ligne et le carnet en gestion des connaissances (carnet GC) (en anglais, « k-logging » ou « knowledge logging »). Le carnet GC est le terme le plus général des deux. Il englobe la cognitique personnelle en ligne, qui consiste à publier sur le Web un contenu ouvert à tous, ainsi que la gestion « interne » des connaissances par le cybercarnet, où le partage des savoirs est restreint aux membres d’un organisme et évolue généralement au sein d’un intranet. La distinction est à faire au niveau de l’étendue de la distribution, et non à celui de l’outil en lui-même.
2. Exemples de cognitique personnelle en ligne
Dans cette section, je répertorie des exemples de cognitique personnelle en ligne tirés d’un éventail de domaines. Visiblement, il s’agit d’une vue transversale qui, je l’espère, dépeint avec justesse la pratique. Bien que la cognitique personnelle en ligne soit populaire au sein de plusieurs professions, comme je le mentionnais précédemment, je me concentrerai surtout sur les chercheurs. (Plusieurs autres carnets publiés par des chercheurs sont listés dans le document de Jill Walker intitulé « Research Blogs ».)
John Baez – This Week’s Finds
John Baez est un physicien mathématicien spécialiste en gravité quantique et n-catégories. Il rédige régulièrement des articles où il donne des comptes-rendus des écrits et les livres qui ont suscité son intérêt ainsi que des conférences et causeries scientifiques auxquelles il assiste. Il diffuse ses articles au sein de différents groupes de discussion scientifiques USENET et les offre en ligne sur son site Web personnel.
Lawrence Lessig – Lessig Blog
Lawrence Lessig enseigne à l’école de droit de Stanford. Auteur de l’ouvrage « The Future of Ideas », il utilise son carnet Web pour discuter des enjeux politiques et juridiques liés au droit d’auteur, plus particulièrement en matière de logiciels.
Gonzalo Frasca – Ludology
Gonzalo Frasca effectue des recherches sur le potentiel des jeux vidéo en tant que moyen d’expression. Son carnet Web, ludology.org, recense les développements en matière de théorie des jeux vidéo et les conférences à être tenues dans le domaine. Il sert de pivot à la communauté des chercheurs en ludologie. Frasca reçoit à l’occasion des courriels d’autres chercheurs et les met en ligne sur Ludology.
Ray Ozzie – Weblog
En octobre 1997, Ray Ozzie fondait Groove Networks, Inc. Il avait, auparavant, dirigé le développement de Lotus Notes. Ozzie utilise son carnet pour discuter des motifs et de la vision qui animent le développement des produits de son entreprise, et pour les situer par rapport aux autres innovations dans le domaine du logiciel de collaboration.
David Gurteen – Knowledge-Log
David Gurteen est consultant en gestion des connaissances. Gurteen se décrit ainsi : « penseur indépendant, chercheur, consultant, auteur et conférencier ». Il rédige un carnet en gestion des connaissances (GC) et distribue un bulletin mensuel à plus de six mille personnes des quatre coins du monde. Il écrit : « Je mets en ligne des éléments d’intérêt trouvés sur le Web, des expériences ou des points de vue qui, selon moi, vous seront utiles, sans toutefois les restreindre aux frontières de la gestion des connaissances et de l’apprentissage. » Le carnet en GC de Gurteen est souvent le déclencheur de conversations fort éclairantes entre carnetiers s’intéressant aussi à la gestion des connaissances.
Jill Walker – Jill/txt
Jill Walker est chercheure en hypertexte narratif et également théoricienne en carnets Web et en hypertexte. On peut lire sur son site : « J’ai commencé à rédiger un carnet Web afin de conserver mes notes, de garder la trace du matériel que je trouvais sur le Web, et de me permettre de formuler mes points de vue et de les faire valoir en public. En rédigeant ma thèse, je m’aperçois maintenant que j’utilise souvent les billets de mon carnet Web pour bâtir un chapitre et qu’une grande partie du contenu de ce carnet est transféré directement dans ma thèse, où je le parfais. »
Stephen Downes – Stephen’s Web
Stephen Downes est chercheur en apprentissage en ligne. Chaque jour de semaine, il publie le OLDaily, où il aborde les derniers développements de son domaine et les met en contexte au bénéfice de ses lecteurs. Le OLDaily est publié sur le Web, mais un abonnement par courriel est également offert. Les écrits de Downes atteignent le millier de lecteurs assidus. Il met aussi en ligne des écrits plus étoffés sur une base plutôt hebdomadaire.
La partie la plus substantielle des recherches de Downes est actuellement distribuée sur ce réseau parallèle. Downes émet l’hypothèse que cette forme de contribution est plus utile à l’enrichissement des connaissances que les publications spécialisées : « Un enseignant universitaire lit un article, le publie dans un journal (gratuit et en ligne), et réagit : cette réaction est généralement la source de précieux points de vue. Combiné à une quelconque gestion des connaissances et à un outil de discussion, un carnet Web personnel est probablement plus utile aux chercheurs qu’une flopée de littérature grise (ce me sera confirmé, je suppose, quand je constaterai concrètement que je génère bien davantage de bulletins en ligne que je produis de documentation universitaire). »
Downes a récemment posé à ses lecteurs la question suivante : « Préféreriez-vous me voir consacrer le même temps à produire une demi-douzaine d’articles universitaires de qualité ou que je continue à publier mon bulletin en ligne ? » Dix-sept personnes ont pris le temps de poster un commentaire. Toutes optèrent pour le bulletin en ligne.
3. Comparaison de la cognitique personnelle en ligne et d’autres formes de partage des connaissances
Les connaissances peuvent être partagées de bien des façons. Où la cognitique personnelle en ligne peut-elle se tailler une place ? Comparons-la au principe des conférences et des discussions qui en découlent sur place, et à la diffusion en ligne de textes préliminaires (en anglais « preprints », une pratique qui devient de plus en plus répandue parmi les chercheurs).
Commençons tout d’abord par les conférences. En tant que conférencier, vous recueillez d’ordinaire quelques questions et une certaine rétroaction après votre exposé. Cependant, l’espace et le temps qui vous sont alloués font en sorte que vous devez vous soumettre à certaines restrictions, et vous empêchent de vous engager dans de longs échanges avec l’auditoire. La cognitique personnelle en ligne est en quelque sorte une conférence permanente libérée de ses contraintes usuelles. Les gens peuvent lire vos paroles longtemps après qu’elles aient été consignées par écrit et en alimenter leurs discussions pour autant de temps qu’il leur plaît de le faire.
Lors d’une conférence, des discussions en face-à-face, en petits groupes, peuvent se poursuivre plus longtemps que l’échange qui suit l’exposé, en salle, mais elles requièrent néanmoins que tous soient présents non seulement au même endroit (ce qui restreint déjà considérablement le nombre potentiel de participants), mais primordialement, au même moment. Le rayon d’influence de ces échanges est limité – il vous est impossible de créer un hyperlien vers une autre discussion en face-à-face. En revanche, les discussions carnetières peuvent être saisies au vol par tous, à tout moment. Elles peuvent être ravivées par de nouveaux venus, des mois après leurs derniers battements d’ailes.
La diffusion d’articles sur le Web est une autre façon de partager vos connaissances et est la forme de communication la plus semblable à la cognitique personnelle en ligne. Il existe une similarité tangible entre les billets publiés sur un carnet et les hyperliens qui y sont insérés, d’un côté, et les articles truffés de citations, de l’autre. Cependant, le format conventionnel ne se prête pas aux discussions parallèles. Vous ne verrez pas d’individus répondre aux écrits d’un autre au même rythme effréné dont nous pouvons être témoins au sein des communautés de la cognitique personnelle en ligne. Par contre, l’abandon des longueurs et formalités générées par les conventions des publications savantes rapprocherait l’édition traditionnelle de la cognitique personnelle en ligne. Le tout vu sous cet angle fait en sorte de confirmer la cognitique personnelle en ligne en tant que descendante directe des prépublications scientifiques traditionnelles.
Je dois cependant m’empresser de souligner que la cognitique personnelle en ligne a, elle aussi, ses limites. Elle est notamment à forte densité technologique, ne livre ni le langage corporel ni d’autres indices visuels, et ne permet pas les échanges rapides et la réponse du tac au tac favorisés par le face à face ou le téléphone. Cela revient à dire que la cognitique personnelle en ligne n’est pas en compétition directe avec d’autres formes de partage des connaissances. Elle a plutôt sa propre niche, comblant un vide laissé par les autres moyens en place.
4. Utilisations de la cognitique personnelle en ligne en recherche
J’expliquerai ici comment la cognitique personnelle en ligne peut satisfaire à certains besoins des chercheurs, auxquels répondent plutôt mal les autres formes existantes de communication. J’ai remarqué qu’un certain nombre de ces besoins ont été mis en lumière par l’éclairant article de John W T Smith « The Deconstructed Journal – A New Model for Academic Publishing ».
Guider le choix des ressources
Peut-être plus que quiconque, le chercheur contemporain souffre de surdose d’informations. Plus d’un million d’articles scientifiques sont publiés chaque année, et la production double tous les quinze ans. De par la nature de leurs travaux, les chercheurs doivent suivre à la trace chaque évolution de leurs secteurs et idéalement surveiller de près les domaines les plus étroitement liés aux leurs. Il en découle une demande croissante pour toute source fiable de sélection du matériel de lecture.
Les chercheurs se reposent déjà, en grande partie, sur les recommandations personnelles émanant d’un réseau de personnes qu’ils jugent dignes de foi. La cognitique personnelle en ligne est le prolongement public de ce mécanisme. Tôt ou tard, le matériel digne d’intérêt est mentionné dans l’un des carnets suivis par le lecteur. Les avantages inhérents au recensement de contenu pertinent pour un chercheur ne sauraient être négligés, puisqu’il lui permet d’accroître sa crédibilité et sa visibilité et lui assure une certaine brise d’influence sur la pensée des autres.
La confiance relationnelle à la face du Web
Les chefs de file sont généralement clairement reconnus par les gens d’un même domaine, mais les gens issus d’autres secteurs ont souvent plus de difficultés à repérer les figures de proue d’une communauté. Les carnets Web, et plus particulièrement les défileurs (NdT : « blogrolling lists » enchaînement vertical d’hyperliens vers les carnets lus ou recommandés par un carnetier) permettent au lecteur de voir rapidement quels points de vue sont les plus consultés. Les défileurs bâtissent et consacrent une « carnetosphère » crédible et digne de foi que l’on peut parcourir pour trouver d’autres gens de compétence dont les travaux sont pertinents.
Gérer les connaissances personnelles
Comme je l’ai mentionné en première partie, les carnets fournissent un moyen « à la va-vite » de prendre des notes sur ses lectures et de formuler ses réflexions.
Une rétroaction rapide
Lorsque quelqu’un a une idée, il arrive souvent qu’il ne puisse tout à fait identifier les gens qui pourraient y être intéressés. La cognitique personnelle en ligne permet au chercheur de « jeter des idées en l’air » pour voir chez qui elles se retrouveront en sol d’atterrissage. Avec un peu de chance, l’idée est attrapée au vol par un lecteur et d’éclairantes discussions s’enclenchent en fort peu de temps. Comme les carnetiers se citent les uns et les autres, la portée potentielle d’une idée n’est pas restreinte aux lecteurs immédiats. Qui plus est, la nature publique et spontanée de la rétroaction permet la découverte d’interrelations avec des gens qui étaient auparavant inconnus. Sous cet angle, la cognitique personnelle en ligne est une façon de cultiver la sérendipité. (NdT : voir aussi le réflexe de Fleming, billet rédigé par la traductrice).
Favoriser l’interrelation entre les chercheurs
Un carnet Web de connaissances personnelles est un genre de carte professionnelle globale suralimentée. En allant nettement au-delà des paragraphes solos, décrivant le secteur de recherche et une liste de publications, ce type de carnet en dit long sur un individu et ses intérêts, du moins beaucoup plus que ne peuvent en révéler les pages personnelles typiques des chercheurs. Les listes de publications décalent fondamentalement des activités de recherche en cela qu’elles sont basées sur ce qui a déjà été publié plutôt que sur les travaux en cours du chercheur. Un carnet Web permet au chercheur de faire part de ses lectures et de l’objet de ses recherches, à toutes fins pratiques, en direct. Le carnet devient ainsi un excellent véhicule pour l’établissement d’étroites et fructueuses collaborations.
Rassembler le contenu propre aux nouvelles disciplines
Le problème le plus répandu des disciplines naissantes est la difficulté de trouver des pistes de contenu qui leurs sont propres, les articles étant habituellement éparpillés dans des périodiques de différents domaines ou les publications centrées sur le sujet n’ayant pas encore vu le jour. On a baptisé ce contexte du nom de « problème de dispersion » (« scatter problem »). En utilisant un carnet Web, le chercheur qui s’intéresse à un domaine naissant précis peut facilement structurer son champ d’intérêt en pointant vers le contenu approprié lorsqu’il le découvre. Si le matériel est offert en ligne, il peut le référer en hypertexte. Ces sélections donneront le jour à une sélection fine que tout individu aux intérêts similaires pourra utiliser afin de prendre plus rapidement connaissance plus rapidement des écrits pertinents. De tels journaux virtuels sont également les catalyseurs de la formation de nouvelles communautés de chercheurs.
Encourager la diversité
Dans le secteur de la recherche, la tradition veut que les travaux gagnent en visibilité en étant soumis à l'évaluation par les pairs, en ensuite publiés dans un journal spécialisé. Cependant, les idées les plus originales (en particulier les nouvelles théories et les paradigmes), trouveront plus rarement preneur (Shauder, 1994). Dans le cadre d’un réseau de cognitique personnelle en ligne, il peut être plus aisé d’iintroduire de telles idées et de susciter une rétroaction. J’ai fait valoir ci-dessus que les lecteurs d’un carnet Web font généralement confiance à l’auteur, jusqu’à un certain point. Ils composent un public davantage réceptif à étudier et commenter les idées plus radicalement innovatrices du chercheur, plutôt que de les écarter d’emblée comme ils le feraient en lisant le même propos d’un auteur qu'ils ne connaissent pas. La cognitique personnelle en ligne peut ainsi permettre à de telles idées de frayer leur chemin, d’être reconnues et discutées, et donne à leurs créateurs de meilleures chances d’être pris au sérieux.
Il existe un autre problème propre à la publication traditionnelle, qui survient lorsque les recherches sont acculées à un cul-de-sac et n’aboutissent qu’à des résultats négatifs, faisant en sorte que les étapes expérimentales sont rarement jugées dignes d’intérêt et publiées. Ces recherches comportent pourtant des informations précieuses. Le côté informel de la cognitique personnelle en ligne permet aux chercheurs de faire connaître de telles démarches, évitant ainsi la perte de leurs efforts.
Ouvrir les volets de la tour d’ivoire
On reproche souvent au monde universitaire d'être fermé sur lui-même. Une des raisons à cela réside dans le fait que les universitaires passent la majeure partie de leurs temps à communiquer entre eux. De plus, plusieurs sociétés savantes ont traditionnellement mis sur pied une mécanique de communication informelle centrée sur leur domaine précis, en portant peu ou pas d’attention au contact avec d’autres secteurs. L’une des conséquences qui en découlent est un manque d’information d’un domaine par rapport aux développements survenus dans un autre, bien qu’il existe des recoupements évidents des travaux de l’un et de l’autre. Les leçons ainsi apprises ne se rendent pas bien loin, et la roue est trop souvent réinventée.
Le carnet de cognitique personnelle est libre de toutes frontières propres à une discipline ou à un établissement. Chacun peut lier à tout auteur de son choix. Le média permet la création de contacts relativement persistants entre individus de différents domaines, qui n’auraient autrement jamais rencontré l’autre, ou n’auraient pas entretenu la relation à cause de difficultés intrinsèques. La cognitique personnelle en ligne permet ainsi aux idées de cheminer au-delà de leur communauté d’origine. Les communautés s’ouvrent, tant socialement qu’intellectuellement.
Permettez-moi de citer Douglas C. Bennett, auteur de « New Connections for Scholars », au sujet du potentiel des communications électroniques : « Les chercheurs ne doivent pas limiter leur participation à seulement un ou deux réseaux, mais plutôt tisser leurs sources d’information et leurs réseaux de collègues pour servir leurs champs d’intérêt spécifiques et leurs évolutions. Les facettes identitaires de la recherche pourraient en conséquence se diversifier de plus en plus. » (NdT : traduction non autorisée)
Bien que cet impact particulier de la technologie ait longtemps fait l’objet de conjectures, on pourrait répliquer que le tout ne s’est pas développé aussi vite qu’il aurait pu. C’est maintenant que nous voyons vraiment naître cet impact au sein des réseaux de la cognitique personnelle en ligne. Chaque participant construit son propre réseau social personnalisé, dont il est le centre, un réseau davantage basé sur les affinités intellectuelles que sur l’appartenance à une même discipline.
5. Les limites de la cognitique personnelle en ligne
Dans la section précédente, j’ai commenté en long et en large la valeur potentielle de la cognitique personnelle en ligne, au regard du partage des connaissances. Je ferai ici une évaluation critique de ce potentiel. Il existe certaines raisons qui rendent plusieurs chercheurs rébarbatifs à adopter cette technologie à court terme.
En premier lieu, elle perturbe les pratiques sociales et culturelles habituelles. Plusieurs chercheurs voient les communications informelles comme un acte privé ou à demi privé. L’idée d’exprimer publiquement leurs réflexions en public (et de les voir consignées) est une approche tout à fait nouvelle pour certains. (Les habitués des listes ou groupes de discussion vivront toutefois la transition de façon plus naturelle.) Qui plus est, dans le cas des sciences, la publication d’articles spécialisés est traditionnellement privée et la critique, en public, du travail d’un pair n’est pas monnaie courante. Il pourrait donc en découler une certaine réticence à se livrer en commentaires.
En deuxième lieu, il n'y a pas encore de masse critique de chercheurs engagés dans la cognitique personnelle en ligne ; plusieurs ne sentent donc pas le besoin impérieux de participer, et se satisferont des moyens traditionnels de communication. Les utilisateurs précoces sont ceux qui croient aux fruits et aux apports de l’engagement : les jeunes chercheurs dont le réseau n’est pas développé à sa pleine mesure, et les chercheurs interdisciplinaires qui ont besoin d’étendre leur portée. Comme les chercheurs établis des domaines reconnus disposent déjà de bons réseaux de communication, ils peuvent ne pas être aussi enclins à adopter l’outil. De toute évidence, nous sommes en présence d’un effet de réseau (« network effect »), et on peut s’attendre à voir croître de façon accélérée la valeur de la pratique, au fur et à mesure que grandira le nombre d’adeptes.
En troisième lieu, repérer les carnets qui nous intéressent requiert du temps. L’espace occupé par les carnets Web a grandi de façon tout à fait anarchique et n’est pas très organisé. Bien que quelques répertoires de cybercarnets existent, ils sont désespérément incomplets. De plus, il est souvent quasi impossible de catégoriser efficacement les carnets, puisque les intérêts des carnetiers tombent rarement sous le coup d’une catégorie bien définie. Une récente initiative vise à développer une norme de métadonnées afin de permettre aux rédacteurs de décrire leurs carnets respectifs en un seul endroit, ce qui faciliterait leur localisation, bien qu’il n’y ait aucune certitude quant à savoir si tous se soumettraient à la norme.
En quatrième lieu surviennent les questions de compétition et de secret. Il ne fait aucun doute que le partage des connaissances n’est pas l’objectif de tous les chercheurs. Plusieurs d’entre eux doivent redoubler de prudence avant de publier des idées préliminaires, de peur que d’autres chercheurs ne les prennent de vitesse et ne les coiffent au poteau d’arrivée. Au sein de plusieurs cercles, la norme veut que l’on restreigne le partage à un entourage familier et digne de confiance. Cependant, au fur et à mesure que s’accroît le réseau, la divulgation de l’information pourrait bien devenir une meilleure stratégie. Comme l’écrit Phil Wainewright : « au sein d’un réseau considérablement ouvert, la seule chose dont vous pouvez être certain est que quelqu’un d’autre a déjà eu la même idée que vous. Si vous niez cela, vous vous condamnez à passer derrière lui. » (NdT : traduction non autorisée)
Finalement, aussi utile que soit une contribution à la croissance du savoir, on ne saurait s’attendre à ce que cette activité soit reconnue d’emblée pour l’attribution d’une bourse ou d'une subvention de recherche par les autorités universitaires, du moins pas à court terme. La cognitique personnelle en ligne est donc exercée aux dépens d’activités conventionnellement reconnues, bien que tout comme d’autre types de communications informelles, elle peut avoir un effet positif sur les activités de recherches.
6. Lectures suggérées
Alors qu’il existe énormément de documentation sur les carnets Web, peu de documents ont été majoritairement orientés vers la cognitique personnelle en ligne. Torill Mortensen et Jill Walker nous offrent une perspective intéressante dans « Blogging thoughts: personal publication as research tool » (pdf). Le huitième chapitre du livre « We blog » « Using Blogs in Business » contient de l’information connexe, bien qu’il ne centre pas sur le partage des connaissances.
Parmi d’autres sources liées à la cognitique personnelle en ligne, on retrouve le K-log discussion group, KMPings, A klog Apart, de Phil Wolff et mon propre carnet, Seb’s Open Research.
Conclusion
J’ai tenté, par le présent document, de faire comprendre la nature, l’origine et l’utilité de la cognitique personnelle en ligne dans un contexte de travaux liés à l’innovation.
La cognitique personnelle en ligne est issue du monde des carnets Web, une pratique dont la popularité croissante et l’évolution rapide permettent aux gens de communiquer en public et d’établir des relations sans subir les inconvénients liés à d’autres formes de discussion publique. Il s’agit d’une manière différente de partager ses connaissances qui compte ses avantages caractéristiques par rapport à des moyens plus traditionnels, et aussi ses propres limites. J’ai fourni des hyperliens vers des exemples de cognitique personnelle en ligne afin de permettre au lecteur d’aller au-delà des notions abstraites présentées ici.
La cognitique personnelle en ligne n’en est encore qu’à ses premiers balbutiements, mais elle comble des besoins qui n’étaient pas adéquatement satisfaits par les autres moyens de communication. Cela laisse supposer que, tout comme les carnets Web il y a à peine trois ans, la cognitique personnelle en ligne amorce une courbe de croissance qui pourrait en faire, d’ici quelques années, un important véhicule du partage de connaissance et un carburant de l’innovation.
Jusqu’à aujourd’hui, les communications informelles entre innovateurs ont eu un rayonnement et une influence limités, ce qui a sculpté, jusqu’à un certain point, l’accessibilité au savoir, en donnant un paysage précis aux initiés et aux gens faisant partie de leur réseau social immédiat. Que se passera-t-il si ces mêmes communications sont de plus en plus diffusées à l’échelle d’un public grandement accessible, et si les réseaux personnels étendent leur portée vers des horizons encore jamais explorés ? Bien que je ne me prête pas à l’exercice ici, je crois que les implications d’un tel tournant sont dignes de réflexion.